L'apparente misère civique maintenant séculaire des électeurs américains fait oublier que l'Amérique a voté en masse pendant plusieurs décennies, de 1840 à 1900, après l'instauration du suffrage universel dans la majorité des États, et de nouveau depuis 2016. D'une part les lois restrictives du droit de vote prises un peu partout dans le pays, d'autre part l'entrée dans une ère de développement matériel jamais connue jusque-là firent des Américains des gens d'affaires avant tout, heureux, mais oublieux de la chose électorale. D'ailleurs, les Américains se méfient des politiciens professionnels; si un simple citoyen (certes qui a les moyens) peut accéder au poste suprême, il est entendu qu'il occupe la Maison Blanche non pour satisfaire une idéologie mais pour assurer les besoins minimums d'administration fédérale et la direction de la défense nationale. Et qu'une fois la mission remplie, il rentrera dans la vie civile sans chercher à s'ériger en fonctionnaire de la politique, à vie comme dans la vieille Europe. Combien de temps par jour le citoyen de ce pays accorde-t-il à la politique? Nul ne le sait, mais cela n'atteint pas cinq minutes. En-dehors des périodes électorales, la politique est jugée inutile, voire malsaine. Les primaires présidentielles, qui durent plusieurs mois, n'intéressent pas plus de gens, sauf quand elles arrivent dans leur État. Et une fois la période électorale terminée, on s'impatiente vite par exemple à voir un dépouillement se prolonger, comme en novembre 2000.
On jugera en Europe dangereusement bas ce taux de participation. Pour les Américains, cela ne pose pas de problème. Ils ont abandonné les urnes dans les années mil neuf-cent avec un total détachement, jusqu'à ce splendide minimum des années vingt. Là, les taux baissèrent jusqu'à moins de 10 % dans certains secteurs. La zone de très faible participation correspondit strictement aux comtés à forte population noire. Mais les Blancs eux-mêmes y votaient en faible nombre. D'abord parce que les lois restrictives frappaient certes en majorité les Noirs mais aussi une proportion non négligeable de Blancs, ensuite parce que la majorité des électeurs restants faisaient confiance en la poignée d'activists pour que ceux-ci s'expriment et votent en leur nom; au demeurant cela ne changeait pas le nombre de représentants envoyés au Congrès. Aujourd'hui, malgré la campagne des droits civiques et l'agitation des années soixante, la participation oscille presque partout entre 50 et 55 % de l'électorat potentiel. Toutefois, si les Noirs du Sud ont normalisé leur comportement, leur arrivée puis leur renforcement dans le centre des grandes villes y a fait baisser le civisme électoral. Ainsi apparaissent en creux sur la carte de la participation en l'an 2000 New York, Washington, Detroit, Chicago et quelques autres villes centres. S'il n'y a plus trace d'abstentionnisme préférentiellement noir dans le Sud, c'est dorénavant l'ensemble méridional des États-Unis qui vote moins que le nord du pays. Les géographes appellent cette zone la sun belt, ou ceinture du soleil.
Longtemps les élections législatives d'années présidentielles (et celles des gouverneurs) intéressèrent autant que l'élection à la présidence. En revanche, à partir du moment où la participation en années présidentielles a grimpé, les scrutins intermédiaires se sont situés largement en dessous dans la participation citoyenne. Au point que depuis 1840 il y a deux dynamiques: celle de la grande affaire présidentielle, entraînant dans son sillage celles qui se produisent le même jour (les législatives, le tiers des sénateurs, la moitié des sièges de gouverneur, et les nombreux référendums); celle des scrutins intermédiaires, à quinze points de participation en dessous.
Sont disponibles sur ce site cinq cartes reconstituées par comtés : celle de 1860, quand la participation était forte au coeur du Nord autant que du Sud tandis que les côtes et les futurs Etats-tampons étaient à la traîne, comme si les directions politiques radicalement opposées prises par le Nord et le Sud activistes gênaient les citoyens ces États, les uns tournés vers le commerce international, les autres conscients de constituer les premiers champs de bataille de tout conflit à, venir celle de 1880, quand la participation est déjà très entamée dans le Sud alors qu'elle resplendit dans le Nord, celle de 1920, correspondant quasiment au minimum de participation aux États-Unis, celle de 2000. Il serait imprudent de se fier à celle de 2020, tant les conditions dans lesquelles ce scrutin s'exerça prêtent à caution.